HUBERT BEROCHE

Transcription de l'entretien

HUBERT BEROCHE

Fondateur de Urban AI

"Les intelligences artificielles urbaines."

Data Impact logo

Bonjour je suis Caroline Goulard, j’ai créé deux entreprises dans le domaine de la visualisation de données et depuis 10 ans je travaille à construire des points entre les humains et les données. On se retrouve aujourd’hui pour un nouvel épisode de The Bridge, le média d’Artefact qui démocratise la culture des données et de l’intelligence artificielle. Et aujourd’hui on reçoit Hubert Beroche. Hubert bonjour. 

Bonjour Caroline. 

Est ce que tu peux te présenter ? 

Oui, donc je m’appelle Hubert Beroche, je suis le fondateur du think tank Urban AI, qui est un think tank dédié aux intelligences artificielles urbaines. Je suis également entrepreneur en résidence chez PCA Stream qui est une agence d’architecture et je suis étudiant à l’École Polytechnique en économie urbaine et politique climatique.

 

Comment est né ton intérêt pour les intelligences artificielles urbaines ? 

Alors en fait ça a commencé un peu par hasard, lorsque j’étais étudiant en école de commerce, avant de faire l’X j’ai fait un stage chez Gecina qui est une foncière de bureau et j’étais en charge sur tous les sujets de Data, mobilité et real estate dans leur département innovation. Et c’est là que j’ai commencé à découvrir un peu tous ces sujets de la Smart City, Smart mobilité. C’est un sujet qui m’a vraiment passionné et j’ai voulu voir à partir de là ce que ça donnait vraiment sur le terrain ces innovations que je lisais via des fiches de synthèse, etc et donc j’ai entrepris, juste après ce stage, un tour du monde réel, concret des intelligences artistes urbaines, des smart City. Donc c’est un tour du monde que j’avais réalisé en partenariat avec plusieurs organisations, entreprises, acteurs académiques qui s’était fait sous le parrainage à l’époque de Carlos Moreno et Cédric Villani, qui venaient de donner un rapport en fait sur l’intelligence artificielle. Et donc pendant ce tour du monde j’ai exploré 12 villes, donc vraiment dans le monde entier qui étaient considérées comme Smart, entre guillemets intelligentes. Donc il y avait Montréal, Boston, New York, San Francisco, Dubaï, Tokyo, Copenhague, Amsterdam et d’autres et c’est pendant ce tour du monde que vraiment j’ai eu un engouement encore plus fort sur ces technologies, en rencontrant des acteurs qui font l’intelligence artificielle urbaine, la Smart City et en échangeant avec eux. 

 

Quel a été le bilan de ce voyage ? Qu’as-tu appris ? 

J’en ai tiré deux choses. La première c’est qu’il y a vraiment une arrivée massive du digital d’abord, de la donnée et dans un troisième temps de l’intelligence artificielle sur nos villes et nos territoires. La deuxième chose dont je me suis rendu compte c’est qu’il y a une gouvernance qui est très fragmentée, parfois même contradictoire ou opposée selon les régions du monde et même selon les pays et les villes. Il y a une forme de régionalisme, c’est ce que certains chercheurs appellent même le AI localism, donc en fait le fait que sur des villes on va utiliser l’IA pour des idéaux extrêmement différents. Et la troisième chose dont je me suis rendu compte et c’est probablement la chose la plus importante qui a influencé vraiment tout le reste du développement ensuite d’Urban AI, c’est qu’il y avait quand même une forme d’échec de la Smart City, de la ville intelligente, c’est-à-dire que à partir des années 2008, il faut se rendre compte qu’il y a énormément d’acteurs du numérique type IBM, Cisco, qui dans un contexte de crise économique marketent la ville intelligente, marketent la Smart City. Ils vont voir en fait des acteurs de la ville, des acteurs publics qui sont dans une période de déficit budgétaire, de crise et il leur disent nous ce qu’on vous propose c’est de la technologie dans une logique de rationalité économique, c’est-à-dire qu’on va vous permettre de faire plus avec moins, on optimise vos territoires. Et donc il y a ce marketing là qui se déploie de manière très forte, pendant 10 ans on va avoir énormément de projets Smart City qui vont fleurir dans le monde et ce dont on va commencer à se rendre compte, et ce dont je me suis rendu compte sur le terrain de manière très concrète en allant à Amsterdam, Montréal, Dubaï, New York, etc, c’est qu’en fait dans les faits il n’y a pas vraiment de Smart City. Il y a une difficulté à comprendre ce qu’elle fait cette donnée urbaine et il y a même des échecs assez forts, assez flagrants. Les exemples dont on parle souvent c’est Songdo, etc, qu’on appelle des villes fantômes, ça c’est globalement en Asie. Et l’exemple qui est le plus cité en Occident c’est Sidewalk Labs, qui était une filiale, qui est toujours une filiale de Google et qui devait réaménager une partie de Toronto. Et il se passe qu’en fait les citoyens s’opposent à ce projet et le projet ne voit pas le jour. Donc là ce dont on se rend compte, c’est qu’il y a une forme d’échec, marketing en tout cas, autour de la narrative de cette Smart City et moi ce qui m’intéressait à partir de ce moment là c’est de se dire, comment cette technologie qui est l’IA, qui intrinsèquement est ni bonne ni mauvaise, qui est simplement un outil, on peut l’utiliser dans un autre paradigme, dans une autre narrative au service d’autres idéaux.

 

Pourquoi les gens se sont opposés à Toronto ? 

La principale problématique c’était un enjeu de gouvernance de la donnée, c’est à dire que ce dont ils ont eu conscience, de manière parfois même très intuitive pas forcément conceptuelle, c’est qu’en fait on a un acteur privé qui va gérer, qui va opérer sur un territoire public, qui pourrait presque relever du commun et en fait cet acteur privé va récolter énormément de données et ces données là, on ne sait pas ce qu’il va en faire. Donc il y a un enjeu même de boîte noire, pas simplement algorithmique mais même au niveau de la gouvernance de ces données et donc il y a plein d’associations civiques qui se sont dites, ça ne nous va pas, on va habiter un territoire, on va passer sur un territoire et on va être exproprié de ces données. Et donc il y avait ce sentiment très fort qui est un sentiment commun à beaucoup de villes qui laissent des entreprises tech disrupter on va dire, leur territoire, qui est un sentiment d’être dépossédé de leur territoire, qui est dépossédé un peu de leur habitabilité. Donc ces citoyens ils ont ressenti ça, ils ont dit ça on n’en veut pas, on s’y oppose et concrètement la filiale Sidewalk Labs a dû arrêter ce projet courant 2020. 

 

Des exemples de régionalisme dans la gouvernance des Smart Cities ? 

Moi il y a un exemple que j’aime beaucoup dont je m’étais rendu compte pendant mon tour du monde, vous avez une méthode en fait d’intelligence artificielle qui est extrêmement puissante, surtout aujourd’hui avec l’émergence, la maturité du digital, c’est ce qu’on appelle le web mining. L’idée du web mining c’est que vous utilisez des logiciels de machines learning pour analyser ce qui se passe sur le web et en particulier, ce que vont aider à faire des chercheurs et des entreprises, c’est sur Twitter. En fait Twitter c’est extrêmement puissant parce que vous avez des données géolocalisées, sémantiques et ça peut vous donner plein d’informations sur un territoire. Partant de ce principe là, vous avez Tokyo, un chercheur à l’Université de Tokyo qui s’appelle Yutaka Matsuo, qui est aussi d’ailleurs Senior Advisor chez SoftBank, qui a décidé d’utiliser du web mining pour aider la ville de Tokyo à lutter plus efficacement contre les tremblements de terre. La ville de Tokyo est sur une faille sismique et ils ont énormément de tremblements de terre et l’idée c’était de dire que quand il va y avoir un tremblement de terre, les premiers capteurs, les premiers sensors à identifier les problématiques qu’il va y avoir, ce sont les citoyens qui vont tweeter les problématiques qu’ils ressentent. Ca va leur permettre, en analysant ces tweets, de cartographier les dommages que va impacter un tremblement de terre. La même technologie a été utilisée, donc le web mining, par la ville d’Amsterdam, cette fois-ci pas pour lutter contre le tremblement de terre ce qui ferait pas vraiment sens, mais pour analyser la démocratie locale. Donc en fait ils ont analysé en fonction des tweets quels étaient les ressentis des citoyens par rapport à des aménagements, quels étaient le langage émotionnel, le ressenti, et ça leur permettait un peu de faire une forme d’urbanisme par l’usage, d’urbanisme plus proche des habitants. Et là on voit exactement la même technologie qui est utilisée radicalement différemment selon deux contextes politiques, géographiques, différents. 

 

Dans quelle mesure les citoyens servent de “capteurs” pour les Smart Cities ? 

Dans les deux cas on a cette idée là, que les humains sont les sensors et en fait, alors tu fais bien de le relever parce que c’est une certaine manière de faire la ville intelligente la Smart City, il y a un autre parti pris qui serait de dire on le fait de manière très top down, on utilise des capteurs type caméra de surveillance, type caméra de pollution de l’air et on ne demande pas, on contourne un peu le citoyen et, peut-être qu’on en parlera, mais c’est une autre fabrique de la ville intelligente qui est plus située en Chine. C’est une certaine manière de faire et déployer des intelligences artificielles urbaines en ville. 

 

Quelle est la différence entre les capteurs citoyens et les capteurs technologiques ? 

En fait ce qu’on est en train de voir émerger, c’est une chercheuse qui s’appelle Alice Ekman qui est chercheuse à l’Ifri, qui a travaillé sur la géopolitique de la Smart City et elle voit émerger ce qu’elle appelle un découplage urbain. Ce découplage urbain est lié à ce que je vous disais tout à l’heure donc le fait qu’on a des idéaux, des territorialités différentes et ça s’incarne dans des réglementations et des développements technologiques différenciés également. Concrètement ça veut dire que la Smart City chinoise elle va reposer, du fait qu’elle va avoir d’autres réglementations, entre autres aucun problème de RGPD, donc vous pouvez utiliser massivement de la reconnaissance faciale et donc si vous utilisez massivement de la reconnaissance faciale, vos caméras de surveillance deviennent un capteur extrêmement puissant. Sachant que ça ça va aussi en concordance avec une éthique chinoise où on peut porter sur son visage une forme de de moralité donc c’est assez différent aussi de l’éthique bourgeoise, à l’européenne, des lumières où il s’agit vraiment de cultiver son jardin secret, où l’intimité a un rôle très fort. Donc là on voit que déjà on a un contexte culturel technologique réglementaire qui est différent, qui fait que la Smart City chinoise, c’est une Smart City qui va reposer sur des infrastructures qui sont celles de la caméra de surveillance donc de computer vision, qui vont permettre un autre système social qui est celui du crédit social qu’on connaît, c’est-à-dire qu’on a une notation des citoyens selon leur comportement et donc derrière on a aussi une gouvernance politique qui est extrêmement top down, qui parfois a été caricaturé en disant que ça faisait écho à des épisodes de Black Mirror où on note ses cocitoyens. Mais c’est ça un peu quand même qu’on voit arriver en Chine. Mais ce dont il faut avoir conscience c’est deux choses, la première c’est que c’est une Smart City qui est très localisée, en fait on parle même de safe City, c’est comme ça qu’on market, que Huawei va marketer un peu ces infrastructures, cette technologie, cette narrative, ça c’est très localisé. La deuxième chose c’est qu’en fait ce n’est pas forcément quelque chose qu’on va voir arriver en France, en Europe ou même en Occident parce qu’on a nous-mêmes une culture qui est assez différente, des réglementations qui s’y opposent et donc vraiment l’enjeu c’est de se dire, nous en tant qu’Européen quelle Smart City par exemple on va construire, on veut construire et on peut déployer. 

 

Urban AI propose une alternative à cette vision très technologique de la Smart City, quelle est-elle ? 

C’est exactement ça. En fait l’idée du concept d’IA Urbaine il est né pendant ce tour du monde. Il y a un peu une double définition, la première définition est très pragmatique, très technico-pratique, ça consiste à dire que c’est l’ensemble des intelligences artificielles qui sont déployées en milieu urbain et qui vont s’entraîner à partir de données urbaines. Donc c’est une définition qui est assez simple, qui pourrait paraître topologique mais en fait ce qu’elle exprime c’est vraiment une tendance très forte, on a une arrivée massive dans nos environnements urbains de technologies hybrides type voiture autonome ou en tout cas voiture augmentée, connectée, drone de livraison, plateforme d’analyses urbaine, etc, ça c’est la première définition. La deuxième définition qui incarne beaucoup plus notre combat, nos convictions, elle fait écho aux travaux d’une sociologue américaine qui s’appelle Saskia Sassen qui a travaillé sur ce qu’elle appelle l’urbanisation des technologies. Pour faire simple en fait ce dont se rend compte Saskia Sassen et ce dont se sont rendu compte beaucoup de chercheurs qui ont travaillé sur ce sujet au courant des années 2010, c’est que la Smart City fonctionne sur le paradigme de la cybernétique et de l’informatique. C’est à dire que ceux qui proposent de disrupter l’innovation urbaine c’est des acteurs comme IBM et Cisco et donc de manière très naturelle ils y vont avec leur propre imaginaire technologique, avec leurs propres background, ils vont considérer la ville comme un software ou un hardware qu’on peut disrupter. Le problème c’est que ça ne fonctionne pas pour plein de raisons, c’est que la ville c’est un système qui est incomplet, ouvert, complexe, historique, culturel, on ne peut pas le disrupter. Et donc ce que dit Saskia Sassen c’est que plutôt que de fonctionner de cette façon là, ou en tout cas en plus de cette façon là, peut-être qu’on pourrait faire l’inverse, c’est à dire considérer que la ville c’est une technologie et qu’on peut s’inspirer de comment fonctionne une ville pour designer des technologies urbaines. Donc c’est vraiment essayer de renverser ce rapport de force et nous c’est ce à quoi on s’évertue chez Urban AI, ce mouvement d’urbanisation de la technologie. 

 

Quels sont les critères pour une technologie IA adaptée à la ville ? 

C’est une très bonne question parce qu’en fait il n’y a pas de réponse universelle, ce n’est pas un framework qu’on peut déployer partout. On a quand même fait un travail assez détaillé avec l’ensemble de notre communauté pour essayer de répondre à ta question en disant concrètement, qu’est-ce que ça veut dire. Ce dont on s’est rendu compte, je vais rapidement te donner quelques exemples plutôt, c’est qu’en fait lorsqu’on s’intéresse à une ville on va remarquer plusieurs caractéristiques qu’on peut exporter vers la technologie. Un exemple très concret, je pense qu’on en reparlera tout à l’heure de l’innovation bottom up, c’est qu’en fait une ville c’est tout simplement, la première chose qu’on voit, c’est l’incarnation d’un contrat social. C’est-à-dire que vous avez des individus qui acceptent de cohabiter de manière plus ou moins harmonieuse, qui partagent des infrastructures, qui ne se battent pas, ça ce que ça nous dit c’est que lorsqu’une technologie urbaine va être déployée en milieu urbain et elle a elle-même besoin d’émagner d’un contrat social. C’est-à-dire que les individus qui habitent sur un territoire et qui vont utiliser ou en tout cas être augmentés par cette technologie, ils ont besoin de s’accorder concrètement sur ce qu’elle peut faire ce qu’elle doit faire, comment la réguler et comment la conditionner. Ca on le verra peut-être mais en fait c’est toute une science, c’est tout un questionnement, c’est toute une démarche expérimentale qui nécessite d’être mise en place et on commence collectivement dans le monde à monter en maturité. La deuxième chose qui est assez intéressante quand on regarde une ville c’est qu’en fait il y a un dialogue urbain qui se crée entre les citoyens et la ville. Ce dialogue urbain c’est ce qui fait concrètement que vous êtes capable de l’habiter de manière très pratique, c’est le fait que vous allez être capable de vous orienter sur un territoire, vous allez vous sentir accueilli, bien dans une ville, de manière un peu plus intime et personnelle mais non moins importante, c’est qu’en fait vous allez dialoguer avec cette ville. C’est le fait concrètement que vous allez passer devant un banc où vous avez peut-être embrassé votre premier petit ami ou votre première petite amie donc ça vous dit une vérité sur vous, vous allez passer en arrivant devant la place de la République qui vous dit une histoire culturelle, donc en fait il y a toujours une histoire même civilisationnelle. Il y a toujours comme ça une forme de récit assez interconnecté qui se lie entre vous et la ville. Et donc ça ça nous dit quoi, ça nous dit que lorsque vous déployez une technologie en milieu urbain, il faut qu’elle réponde à minima à cette même condition, il faut qu’elle vous dise quelque chose et c’est intéressant parce qu’on se rend compte qu’aujourd’hui les technologies urbaines elles fonctionnent pas comme ça, c’est à dire que les technologies qui sont déployées en ville, elles captent de la donnée sur vous, elles prennent une certaine vérité de votre intériorité mais ne vous la restitue pas. Vous n’avez pas conscience en arrivant de toutes les données qui ont été captées sur vous, par qui, pourquoi. Et donc nous pareil, en essayant de prendre le contrepied on s’est dit, comment est-ce qu’on pourrait travailler pour faire en sorte que cette donnée là elle soit restituée, que cette donnée qu’on capte, cette intelligence qui est accumulée on la redonne aux citoyens, qu’on en fasse un commun, de manière à lui dire quelque chose sur sa ville et à l’aider dans sa prise de décision. C’est ce qu’on a appelé nous les interfaces sensibles, c’est le fait que cette donnée là par exemple, on va l’incarner, on va la métalliser au travers d’interface sur le territoire. 

 

Peux-tu nous donner des exemples de ces interfaces sensibles ? 

On a des exemples puisqu’en fait on a travaillé dessus avec plusieurs acteurs, la métropole Nice Côte d’Azur, la métropole de Nantes et plusieurs écoles de design, on a travaillé avec des étudiants, c’était extrêmement intéressant. On leur a dit de prendre le contre-pied sur la logique de la captation invisible, on leur a dit voilà un ensemble de dataset, de jeux de données existantes, qu’a la métropole de Nantes ou la métropole Nice Côtes d’Azur, comment vous la restituer dans l’espace public. Encore une fois ce qui est important de garder en tête, c’est que ces données là elles vont dans une certaine mesure être ouvertes, c’est même une obligation légale on parle d’Open Data, mais que cet Open Data il faut bien comprendre qu’il s’adresse à une certaine catégorie de la population, c’est à dire que ce sont des experts, des chercheurs qui vont pouvoir l’utiliser. Les individus ne vont pas être conscient de ça, ils ne vont même pas pouvoir utiliser cette donnée et donc on a demandé à ces étudiants de mettre cette donnée là dans l’espace public, de l’incarner, de la matérialiser. Ils avaient pas mal de contraintes, pour rendre les choses encore plus difficiles, parmi lesquelles ne pas utiliser de smartphone, on leur a dit qu’on ne voulait pas qu’ils utilisent de smartphone parce que pour plein de raisons le smartphone c’est un objet qui est extrêmement anti urbain. C’est anti-urbain parce que ça vous renferme sur vous, parce que ça crée ce qu’on appelle, ça a été conceptualisé par des chercheurs, des smombies, c’est-à-dire qu’en fait vous êtes toujours sur votre téléphone, vous ne regardez plus autour de vous. Ca peut paraître anecdotique mais ce qui est intéressant c’est que déjà on le sent tous autour de nous quand on prend le métro, ce qui est encore plus intéressant c’est qu’en fait la ville de Séoul où il y a 95% de taux de pénétration du smartphone, c’est devenu un sujet de santé publique, c’est à dire que les citoyens se faisaient renverser en traversant des routes et donc la ville de Séoul a été obligée d’installer au sol des infrastructures lumineuses pour dire aux citoyens de lever les yeux. Donc vous voyez pour plein de raisons on voit que déjà le smartphone, sans parler de l’économie de l’attention, il y a un petit problème, ce n’est pas forcément anti urbain. Donc nous on leur a dit cette donnée là, vous la mettez hors smartphone et vous l’utilisez comme moyen de connecter entre les citoyens. Un exemple concret qui a émergé, c’est en fait vous avez la Loire qui traverse la ville de Nantes et la métropole de Nantes récolte en temps réel plusieurs données sur la Loire qui vont être des données de pollution organique, taux de CO2, niveau de l’eau, etc. Ce qu’ont proposé des étudiants et je trouve que c’est vraiment un projet qui est très poétique, d’ailleurs après on a parlé de poétique de la donnée, il y a un miroir d’eau à Nantes je ne sais pas si vous voyez, c’est quelque chose de très beau qui reflète certaines parties de la ville et ce qu’ont proposé ces étudiants c’est de mettre des bulles en plexiglas sur ce miroir d’eau et en fait chaque bulle serait remplie d’eau et incarnerait une donnée différente. C’est à dire que vous auriez une bulle d’eau qui serait plus ou moins remplie selon que la Loire est plus ou moins haute, vous auriez une autre bulle d’eau qui serait colorée par de la lumière par exemple qui serait plus ou moins orangée selon que la température est plus ou moins élevée, etc. C’est intéressant pour plusieurs raisons, un parce qu’on restitue la donnée dans l’espace public donc en fait le problème de Sidewalk Labs, c’est pas qu’on l’expulse mais on arrive à lutter partiellement contre cette problématique et la deuxième chose c’est qu’en fait en créant un environnement urbain augmenté, on permet aux citoyens d’être plus conscients de ce qui se passe autour d’eux et donc de prendre des meilleures décisions. Ça en économie urbaine c’est vraiment une idée très forte de dire que quand vous donnez l’information aux agents, vous permettez d’équilibrer un peu le système. et donc ça permet aussi d’apporter de l’efficience en plus d’apporter une certaine éthique de la donnée. 

Il y a d’autres raisons de ces interfaces sensibles ?

Alors on en a un autre peut-être, qu’on a à Paris dans le cadre de ce projet là, c’était une autre équipe qui a proposé en fait à l’entrée des rues d’afficher, de créer des fleurs mécaniques et en fait ces fleurs mécaniques seraient plus ou moins ouvertes selon que les données de densité sont plus ou moins fortes. Ça c’est une autre donnée qui est captée par plein d’acteurs différents, de plein de manières différentes ce sont les données de densité, c’est à dire combien de personnes sont concentrées sur un certain mètre carré dans le territoire. C’est une donnée qui est extrêmement utile pour de l’aménagement public, pour de l’économie urbaine, pour l’investissement immobilier parce que ça nous dit beaucoup de la vitalité économique dans le quartier, combien de personnes se déplacent dans une rue. Normalement on va l’adresser à certains experts et pareil on s’est dit en fait ça peut être intéressant cette donnée là de la remettre dans l’espace public, un parce qu’on lutte contre cette logique d’invisibilité et deux parce qu’encore une fois ça permet d’apporter de l’efficience, c’est-à-dire qu’à l’échelle individuelle lorsque vous allez rentrer dans une rue et voir qu’il y a potentiellement énormément de monde, vous allez pouvoir choisir d’emprunter une autre rue ou alors si vous adorez la foule vous allez pouvoir dire moi je vais dedans, je m’immerge dans ce bain de foule. En tout cas ça vous permet de prendre encore une fois de meilleures décisions à l’échelle individuelle et potentiellement de mieux réguler ce système urbain collectivement. 

 

Les citoyens ont-ils un rôle dans la régulation IA des villes ? 

Alors en effet ça c’est une très bonne question parce qu’il y a, on pourrait dire le niveau encore au-dessus, qui est de dire comment est-ce qu’on crée ce qu’on appelle dans le milieu de l’agency et c’est un terme qui est important de garder en tête l’agency et comment on augmente l’autonomie des individus plutôt que de l’atrophier. Pourquoi c’est important parce que ce dont on se rend compte aujourd’hui c’est que la majorité des technologies d’intelligence artificielle, elle réduisent votre agency que ce soit sur vos smartphones, sur les réseaux sociaux, quand vous consommez du contenu, vous êtes passifs, vous êtes nudgés, vous êtes orientés, souvent pour votre bien, c’est ce qui est dit mais en tout cas il y a cette modalité d’interaction. Ce qui est en train d’arriver aujourd’hui c’est une tendance très forte, c’est comment est-ce qu’on remet l’agency au coeur de la technologie, comment est-ce qu’on utilise la technologie pour créer plus d’autonomie et donc un exemple qui va complètement dans le sens de ce que tu dis, c’est le projet Telraam en Belgique qui est un projet qui a reçu des fonds de la subvention européenne et en fait ce qu’ont proposé les cofondateurs de Telraam c’est de donner à descitoyens des micro caméras, qui via du Edge Computing donc via en fait du calcul embarqué, vont pouvoir en temps réel faire du comptage de mobilité. Donc vous mettez ces caméras sur votre fenêtre et vous allez pouvoir compter automatiquement quels sont les véhicules qui passent devant chez vous, combien il y en a et quelle est leur typologie. Ça on pourrait dire qu’à la limite c’est amusant à l’échelle individuelle, à la fin de la journée vous voyez combien de voitures sont passées devant chez vous, ce qui est puissant à l’échelle collective c’est que pourvu que vous ayez et c’est ce qui arrive en Belgique, un réseau assez nombreux de citoyens sur un territoire, vous allez être capable de le mailler suffisamment bien pour avoir une analyse systémique, holistique de la mobilité en ville. Et c’est intéressant pour deux raisons, la première c’est parce qu’en fait il y a une autre modalité de production de la donnée, ça ne passe pas uniquement par des agences centralisées, le citoyen a aussi son mot à dire et la deuxième c’est que cette donnée elle devient un outil de support à des politiques urbaines, c’est-à-dire qu’en tant que citoyen, vous pouvez l’utiliser comme élément de négociation et dire à votre ville, vous voyez là il y a un problème, là il faut agir. Et c’est ce qui s’est passé, c’est à dire que vraiment il y a des citoyens belges qui ont réussi à obtenir des politiques d’aménagement urbaines, des dos d’âne, des réductions de vitesse parce qu’ils ont eu cette donnée comme matériau objectif de négociation et ça on le voit de plus en plus arriver sur d’autres sujets comme la pollution de l’air, on va être capable par exemple de dire on capte nous-même cette donnée et donc on oblige légalement une ville, une collectivité, un acteur public à agir dessus ou peut-être même pourvu que la pollution sonore rentre aussi dans la réglementation, parce que Dataveyes je sais avait travaillé sur ce sujet là, dans les métros par exemple on pourrait dire là il y a une nuisance sonore qui est trop élevée, avec mon smartphone je le capte tout simplement et j’utilise une plateforme pour agréger cette donnée. Et donc peut-être que je peux faire changer les choses et faire en sorte que les métros deviennent quand même des endroits un peu plus confortables, agréables à vivre. 

 

Quel est ce rapport donnant – donnant entre les citoyens et la Smart City ? 

C’est un peu l’idée adopte ton capteur comme ça c’est toi qui t’en occupe, ça donne de l’information pour expliquer pourquoi chez toi il y a plus de voitures, où il y a un problème de pollution sonore ou de pollution de l’air et en même temps si tout le monde fait ça et ça permet de documenter la ville et de donner aux personnes qui gouvernent la matière première pour agir. 

C’est exactement ça. D’ailleurs en fait sur ce sujet il y a un autre exemple qui est extrêmement intéressant, ça se passe à Amsterdam, pardon aux Pays-Bas qui sont toujours extrêmement en avance sur ces sujets, aux Pays-Bas vous avez une collectivité qui a décidé d’implanter plusieurs capteurs de taux d’humidité du sol à différents endroits de la ville, donc ça vous permet d’avoir des informations en temps réel sur le besoin en eau de certaines plantes, de certains arbres et cette information là ils ont donné deux canaux de redistribution. Le premier c’est classique vers les tree managers donc ça permet d’optimiser votre gestion de la biodiversité urbaine et le deuxième c’est qu’en fait dans des bars, ils ont affiché un dashboard qui va montrer en temps réel le besoin en eau de la végétation environnante et ils ont également mis à disposition des citoyens des seaux d’eau pour arroser cette végétation. Et ce qui se passe c’est que de manière naturelle, spontanée, sans aucun incentive financier, les citoyens, les usagers du bar quand ils voient qu’une végétation a besoin d’eau, ils prennent le seau d’eau et ils vont l’arroser. Et en plus ils savent, parce que c’est ça qui est très dur lorsqu’on arrose de la végétation, c’est de savoir exactement la quantité d’eau qu’on doit mettre et là la capteur leur donne cette information et c’est extrêmement puissant parce que un, ça montre qu’en fait quand l’information est presque contraignante, c’est à dire que ça vous responsabilise donc ça donne un autre rapport à la nature et au vivant, ça permet un peu de décentraliser ce care qui est quelque chose de d’extrêmement important et ça montre aussi qu’en fait ces citoyens là, pourvu qu’on les responsabilise et qu’on leur donne des capacités, de l’agency ils peuvent eux-mêmes prendre soin de leur collectivité. 

Il y a un côté ludique presque. 

Il y a un côté totalement ludique, il y a beaucoup de travaux qui ont été faits en fait là-dessus, sur la gamification urbaine, certains chercheurs qui ont conceptualisé ce qui s’appelle des meaningful inefficiency, des inefficacités porteuses de sens, c’est comment est-ce qu’on rajoute des frictions dans des interactions plutôt que d’essayer de les dégager, parce qu’en fait aujourd’hui on voit qu’il y a énormément de technologies qui partent du principe qu’il faut créer des interactions frictionless, seemless, ça ça nous vient de la Silicon Valley, donc là il y a des urbanistes, des architectes, des sociologues qui disent non prenons le contrepied parce qu’en fait la friction c’est bien, c’est bénéfique, dans une certaine mesure, parce que c’est là où on est capable de s’enraciner dans un territoire, de créer du lien et de prendre soin des choses et du vivant.

Et de voir la technologie, de faire en sorte que ce soit pas un truc un peu diffus, on ne sait pas trop ce que ça fait mais concrètement on a conscience qu’elle est là et elle est acceptée dans notre vie.

Absolument et ça c’est un point qui est extrêmement important parce qu’en fait depuis la fin du 20e siècle, tout a été amorcé si vous voulez par un chercheur qui s’appelle Mark Weiser qui a beaucoup travaillé en computeur science, qui est un peu l’un des pères de l’ubiquité computationnelle et ce que nous disait Marc Weiser à la fin du 20e siècle c’est la bonne technologie est invisible. Et ce mantra, cette proposition, cette phrase qui a l’air de rien en fait elle va s’infuser dans l’ensemble de la Silicon Valley et tous les innovateurs qui nous viennent de la Silicon Valley à commencer par des Steve Jobs, vont nous dire la bonne technologie elle est invisible. Et pourquoi la bonne technologie est invisible parce que quand vous êtes dans un paradigme économique on va dire, vous êtes dans une logique servicielle et le bon service ciel c’est celui qui est invisible. Donc vous voyez vous inscrivez la technologie dans cette lignée là et ce qu’on commence à comprendre aujourd’hui, c’est que c’est bien dans une certaine mesure que la technologie soit invisible, quand vous commandez votre uber vous n’avez pas envie de galérer pendant 20 minutes, ok ça c’est clair mais dans une certaine mesure quand elle est trop invisible, quand elle est trop frictionless, justement ça crée ce que Foucault appelait un panoptique, c’est à dire que vous êtes vu sans voir ce qui vous voit. Et donc votre ville elle devient un système de surveillance, et d’où aussi l’intérêt de contribuer à de nouveau rendre visible cette technologie. 

 

Concernant l’idée du contrat social, comment une ville peut-elle arriver à le mettre concrètement en place ? 

C’est extrêmement intéressant comme question parce que c’est vraiment une des questions que je me suis posée assez intensément en commençant à travailler sur ce sujet et en ayant naturellement à un certain moment une tendance technocentrique, je me disais comment on va utiliser de la data et de l’IA pour créer ce contrat social. Et donc il y a d’autres chercheurs qui ont eu cette idée et qui se sont dit, un bon moyen de créer du contrat social c’est de faire de l’analyse de réseaux sociaux et ça vous permet de voir quelles sont les préférences qui émanent des individus, des citoyens. Il y a eu plusieurs problématiques qu’on a commencé à comprendre, la première c’est que vous ne vous réduisez pas qu’à vos signaux informatiques, vous n’êtes pas qu’un bit, ça dit un élément de vous mais ça ne dit pas tout. Donc ça c’est la première chose, c’est qu’en fait on ne prend pas dans son entièreté la complexité des individus et d’un collectif en fonctionnant comme ça. La deuxième c’est que vous allez avoir des biais donc si par exemple vous prenez en compte que le numérique vous allez faire un contrat social que pour les Digital Natives ou ceux qui utilisent du numérique. Et donc en fait ce que ça nous dit, enfin la conclusion à laquelle j’en étais venu personnellement, c’était de se dire que quand vous voulez faire un contrat social et bien il faut y aller à l’ancienne, vous réunissez les gens dans une salle et collectivement vous arrivez à un consensus, un contrat social. Et en fait c’est ce qu’ont fait pleins d’acteurs dans le monde, Algora Lab appelle ça des éthiques délibératives, la ville de Boston pour créer son contrat social, ce qu’ils appellent leur plan de mobilité 2030, ils ont mis dans des énormes salles de la mairie de Boston pleins de parties prenantes, donc vous aviez le BCG, vous aviez les startups du MIT mais vous aviez aussi des citoyens, des associations civiles, toutes ces personnes là on les a fait réfléchir ensemble d’une certaine manière, il y a quand même une forme de design thinking, c’est structuré, c’est balisé, donc toutes ces personnes là on les met ensemble et on leur demande collectivement de quelle mobilité ils veulent à horizon 2030. Et ce qui émane à partir de là c’est extrêmement intéressant parce que ce que vous disent ces citoyens, ils veulent pas de mobilité qui soit autonome de niveau 5 ou de niveau 4, ils ne veulent pas de drones de livraison, ils veulent des aspirations qui les concernent directement et qui sont très concrètes : un que leurs enfants soient en sécurité, deux d’avoir moins de place qui soit allouée à la voiture et trois, d’avoir plus de végétation. Et une fois que vous avez ces informations là, vous êtes en mesure de pouvoir appliquer de la technologie et ça oriente complètement différemment votre technologie, si vous voulez que vos enfants soient en sécurité, vous n’allez pas vous amuser à mettre des voitures autonomes qui potentiellement vont pas reconnaître vos enfants pendant Halloween parce qu’ils sont déguisés en arbre. Donc déjà il y a ça, ensuite lorsque vous dites que vous voulez moins de place accordée à la voiture, et bien peut-être qu’il faut travailler sur le système vélo et dans ce cas là le système vélo, il y a aussi plein de manières d’utiliser de l’intelligence artificielle. Voilà c’est ça en tout cas cette idée, c’est on oriente le développement de technologies à partir de contrats sociaux. 

 

Comment le contrat social entre en résonance avec la construction et la gouvernance d’une ville ? 

Absolument, alors déjà ce qui est intéressant dans l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture, vous avez dans les années 2000, tout un modèle économique qui s’est construit autour des starchitectes et donc on a commencé à se dire pas besoin de prendre en compte la vie des citoyens, on va créer des gigantesques monument des gigantesques formes urbaines parce que ça va attirer des capitaux financiers. C’est ce qui s’est passé en fait à Bilbao avec le musée de Bilbao, donc sur cette modalité là les villes se disent qu’elles veulent aussi leur musée, leur forme urbaine un peu bizarre, un peu excentrique parce que ça devient un capital financier, un capital touristique donc vous avez un peu cette tendance là qu’il faut garder en tête et qui vraiment a infusé sur les politiques urbaines et la manière de faire la ville, dans un même temps vous avez une architecture qui s’est homogénéisée, c’est ce que des architectes comme Rem Koolhaas, il parlait en fait des villes génériques donc vous avez une forme de mécanisation de la ville qui a commencé à apparaître et qui n’était pas du tout bottom up. Et là on commence à se rendre compte de nouveau, c’est une forme de contre-urbanisme, de résistance, ça va nous venir entre autres d’acteurs danois qui viennent de Copenhague mais aussi français, des personnes qui vont dire en fait c’est quoi l’architecture ? L’architecture c’est les techniques qui nous permettent d’habiter le monde et à partir du moment où on a dit ça, on a dit beaucoup parce que pas mal de personnes dont moi vont se dire c’est quoi l’essence de l’être humain, c’est de créer une forme d’habitabilité respectable du vivant et de soi-même. Et donc ça veut dire en fait que quand vous faites de l’architecture, quand vous faites de l’urbanisme, de manière presque ontologique vous devez impliquer vos citoyens dans ce projet commun et dans ce projet collectif. Et donc ça peut passer par des contrats sociaux, de l’éthique délibérative, ça peut aussi passer par une forme de diagnostic émotionel territorial et c’est là où en fait les réseaux sociaux peuvent être extrêmement intéressants parce que ça a une utilité de voir quel est le ressenti de certains individus sur certains territoires, donc en fait ça vous permet d’être plus proche du territoire et du citoyen. Ça c’est la première chose, la deuxième chose très rapidement c’est qu’il faut aussi garder en tête qu’on a toujours des enjeux de gouvernance de ces technologies. Ça c’est quelque chose qu’il faut toujours garder à l’esprit, lorsque vous avez une technologie qui est déployée il y a derrière un enjeu de pouvoir, il y a une instrumentalisation, ça ne sera jamais que de l’efficience ou que de l’optimisation. Si on vous dit ça et que vous l’acceptez, c’est que vous n’avez pas forcément vu les enjeux de pouvoir qu’il y avait derrière. Et ça on a commencé à s’en rendre compte tardivement, mais lorsque Waze est arrivé sur des territoires pour les disrupter en leur disant qu’ils allaient faire de superbes partenariats et qu’au bout de quelques mois les villes se sont dit mais il y a un problème là, les usagers, nos citoyens sont en train d’aller dans des rues dans lesquelles ils n’ont pas le droit d’aller, il y avait un problème de gouvernementalité. Quand vous utilisez Google Maps vous avez des zones d’intérêt, en fait ces zones d’intérêt elles vous disent là où vous devez aller ou là, où c’est légitime d’aller, en fait ces zones d’intérêt elles sont calculées en fonction de plein de facteurs et souvent elles vont entrer en inadéquation avec les coeurs de ville, avec ce qui historiquement fait centre. Donc là Google Maps va vous créer une nouvelle centralité urbaine donc en fait dans chacun de ces cas, il y a une nouvelle gouvernance qui émerge, qui fait contre-pouvoir, qui va saboter parfois des logiques culturelles historiques et ça c’est une première chose qu’il nous faut garder à l’esprit et une fois qu’on a compris ça, on sait que cette technologie on va vouloir la contraindre par la loi, par la réglementation, par le social, par l’économique et qu’elle doit être au service des collectivités, des citoyens et des entreprises aussi d’ailleurs. 

Est-ce que ça change la façon pour les élus et pour les services des administrations qui dirigent, gouvernent, créent des politiques et les appliquent, comment ça change leur façon de travailler à eux ?

Alors ça change en effet totalement leur façon. La première chose qu’ils commencent à comprendre c’est qu’il faut déjà avoir une maturité technique pour comprendre quels sont tous ces enjeux derrière une technologie et comment vous pouvez la contraindre. Une fois qu’on a commencé à avoir cette maturité technique, je vais vous donner deux exemples très rapides, vous avez des villes, des collectivités qui ont été capables de s’adapter. La première c’est la politique d’open innovation donc aujourd’hui c’est légalement obligatoire pour des villes et des instances publiques de rendre disponibles certaines données. Au début ça s’est fait un peu de manière presque anarchique, les villes ont simplement dit on va mettre à disposition des acteurs de la donnée pour les laisser nous disrupter et puis on s’est rendu compte qu’en fait en faisant ça, ça crée une forme de Far West. Donc il y a une maturité qui est arrivée et vous avez des métropoles comme Lyon qui ont décidé d’ouvrir stratégiquement certaines données en disant on va les mettre sous un certain format pour contraindre certains usages de cette donnée et on va plus renseigner certaines informations pour orienter certaines innovations par exemple vers de la mobilité durable. Donc là il y a une première forme de soft power si vous voulez, vous arrivez à induire des comportements et des innovations par une politique d’ouverture de la donnée. Un deuxième exemple qui est encore plus agressif cette fois-ci, ce n’est plus trop du soft power, c’est un peu plus hard, plus coercitif, je pense qu’on se souvient tous d’une époque où c’était totalement le Far West la micro mobilité dans Paris, chacun déposait un peu ses trottinettes où il voulait, c’était un peu du grand n’importe quoi. Nous ça allait encore mais en Chine au début, certains points stratégiques des entrées de métro n’étaient même plus accessibles parce qu’il y avait trop de trottinettes qui étaient garées. Et donc au bout d’un moment la ville de Paris et pas que la ville de Paris, énormément de villes dans le monde ont pris de la maturité sur ces sujets de la micro mobilité, ils ont dit bon ça ça ne va pas, nous on veut réguler ces comportements et donc ils ont créé des plateformes de données en disant à ces acteurs de la micro mobilité si vous voulez opérer ça va être selon certaines conditions, entre autres ce qui est le plus visible aujourd’hui c’est des stationnements délimités précis, et la deuxième chose c’est que toutes ces données que vous captez et que vous produisez sur nos territoires, on va vous demander de manière interopérable de la mettre sur nos plateformes parce que nous aussi elle nous intéresse et parce qu’on veut utiliser cette donnée pour vous réguler. Et donc là vous voyez il y a une sorte de jeu de chat et de la souris qui est en train de se mettre en place, de réglementation assez itératif mais qui in fine permet à des acteurs publics en France mais pas que, de réguler l’innovation technologique. 

 

Les politiques peuvent-ils être également un frein dans l’évolution des projets de Smart Cities ? 

Après c’est exactement ça, c’est ce juste milieu entre une idée, une réglementation et son opérationnalité, son efficience. Là clairement dans ce cas-là on ne veut pas d’inefficience, là on veut de l’efficience et l’efficacité. 

C’est intéressant de contrebalancer l’idée qu’on va ouvrir des données, on va les mettre à disposition des citoyens et puis il va se passer des choses biens. Parce que c’était l’idée de départ de tout ce courant Open Data, cette idée d’Open Innovation on va laisser les citoyens faire mettre des innovations de la mise à disposition des données et ça du coup comment on peut travailler pour intégrer les citoyens qui sont les plus éloignés des centres de prise de décision mais aussi les plus éloignées de la compréhension de ces technologies ? 

Ça c’est en effet un enjeu qui est extrêmement puissant. Vous avez Singapour, j’y étais notamment allé pendant mon tour du monde et on continue d’avoir pas mal de liens privilégiés avec eux, ce que j’avais beaucoup aimé chez Singapour c’est que grosso modo quand ils veulent quelque chose, ils mettent les moyens. C’est à dire que quand ils disent on va devenir un hub mondial de la finance et des transports maritimes, ils le font. Et à un moment ils se sont dit nous on veut aussi devenir un hub mondial des compétences en AI et des jeunes talents qui travaillent dans ce domaine là. Donc comment est-ce qu’on arrive à avoir une population qui est AI oriented ? Et donc ils ont créé un institut qui s’appelle AI Singapore et ce que fait AI Singapore, c’est que de manière massive il déploie une acculturation différenciée sur l’intelligence artificielle. Pourquoi différenciée, parce qu’en fait ils vont proposer différents niveaux, c’est à dire que quand vous êtes data scientist et que vous voulez un peu vous muscler, il va y avoir une formation très élevée, quand vous êtes juste un citoyen et que vous voulez vous acculturer à ces sujets-là parce que vous ne les comprenez pas, ils vont également proposer des classes un peu plus accessibles et ils ont même proposé d’acculturer des enfants de classe maternelle à ces sujets là. Donc ça c’est déjà extrêmement puissant parce que ça nous montre que la politique publique par l’éducation peut aider les citoyens à s’emparer de ce sujet et c’est comme ça que ça peut fonctionner, c’est à dire que se dire que le citoyen va le faire lui-même, faire tout reposer sur lui, ce n’est pas forcément la bonne solution, on l’a vu avec l’open innovation parce que ça crée naturellement des bais, ça favorise ceux qui au départ sont les mieux armés. La deuxième possibilité qui est un peu plus bottom up, c’est ce dont on parlait tout à l’heure, c’est cette notion de contrat social, c’est-à-dire par la société civile, par les entreprises, par tous ces acteurs qui maillent le territoire et qui font sa richesse, on voit des initiatives fleurir comme celle-ci en ce moment même pour éduquer, acculturer des individus à ces sujets là. 

 

Quelles différences entre les technologies d’IA urbaine et celles utilisées dans l’industrie ? 

Alors en fait ce dont on se rend compte en étudiant ces sujets, c’est qu’en effet l’IA urbaine ce qui la caractérise c’est sa complexité. La première chose c’est qu’on a une IA qui est par définition hybride, en fait elle est hybride parce qu’elle va être à la fois, si vous voulez dans ce qu’on appelle des réseaux logiques, des réseaux algorithmiques, de software, etc, et elle va être en même temps dans le monde physique donc vous allez avoir des capteurs, vous allez avoir des data centers évidemment, l’output final ça va aussi être par exemple une voiture qui va venir vous chercher. Donc vous avez cette hybridation qui fait que vous avez déjà d’un point de vue on va dire purement métier, vous avez besoin d’une expertise systémique holistique à une échelle au moins institutionnelle, collective pour pouvoir utiliser cette technologie. Ça c’est la première chose et ce qui est important de comprendre aussi c’est que lorsqu’on essaye de refuser, de nier cette complexité, qu’on y va d’une manière unilatérale en disant non ce n’est que du digital, ce n’est que du software, ce que faisait par exemple IBM et Cisco, ça ne fonctionne pas. Mais l’inverse est aussi vrai, si vous partez du principe en disant c’est que de la physique, c’est que de la matérialité, ça ne va pas fonctionner. Donc vous avez déjà d’un point de vue métier cette complexité. D’un point de vue géopolitique, ce que ça vous dit également c’est qu’en fait vous avez une arme, un instrument qui est multidimensionnel, on s’est beaucoup intéressé en géopolitique à ce qu’on appelle les domaines opérationnels, historiquement vous en aviez quatre : c’était la terre, l’eau, l’air et l’espace. On commence à voir qu’il y a deux nouveaux domaines opérationnels qui émergent c’est le cyberspace, l’espace digital et ce qu’a récemment expliqué l’OTAN, c’est la cognition, l’espace cognitif, en fait le cerveau humain devient un espace opérationnel de géopolitique, c’est-à-dire qu’on a une guerre informationnelle pour instrumentaliser les individus et donc dans cette nouvelle composition géopolitique en étant un outil hybride, on voit qu’on a cette IA urbaine qui de façon très intuitive devient un outil extrêmement puissant et stratégique. Et c’est la raison pour laquelle vous avez un acteur comme la Chine qui en déployant massivement une narrative stratégique, un récit, un imaginaire qui est celui de la safe city, veut exporter sa technologie urbaine et c’est la première forme d’expansion géopolitique auprès de l’Afrique par exemple, c’est de donner, d’offrir à ces continents des infrastructures urbaines et informatiques. Donc vous avez aussi ce deuxième enjeu qui est géopolitique qu’il est assez important de garder à l’esprit parce qu’on voit que ça cristallise des conflits assez puissants et surtout aujourd’hui on le voit avec la guerre en Ukraine, quand par exemple la Russie utilise des drones kamikazes, vous avez certains scénaristes qui se sont amusés à imaginer que potentiellement des voitures autonomes pourraient être piratées et devenir des armes de destruction. Donc vous avez cette ambivalence aussi qui est extrêmement importante de garder à l’esprit. 

 

Comment entraîne-t-on les intelligences artificielles urbaines ? 

Alors principalement aujourd’hui ça s’est fait via ce qu’on appelle le Big Data, le Big Data je pense que vous en avez déjà parlé donc il n’y a pas forcément besoin de le définir. A l’échelle de la ville, vous avez plusieurs façons d’obtenir ce Big Data, soit via des acteurs publics c’est ce dont on parlait tout à l’heure l’Open Data, soit via de la production en propre, la production en propre c’est des entreprises qui vont dire moi je crée moi-même ma donnée, par exemple Google ou des entreprises de capteurs. A partir du moment où vous avez ces deux éléments, ces deux acteurs il y a énormément de relations qui vont se créer entre eux, d’interconnexions, ça va se ramifier de façon à ce que par exemple vous allez avoir ensuite des acteurs, d’autres producteurs de données qui vont commencer à vendre leurs données auprès d’acteurs publics ou privés. Et donc là c’est ce qu’on appelle les Data Brokers. Un exemple de données qui peuvent être vendues, qui sont extrêmement puissantes, c’est vos données de géolocalisation, vos données géolocalisées il y a plein de manières de les obtenir, soit via de la triangularisation c’est à dire que il y a une chance sur deux pour que votre wifi ou votre Bluetooth soit en ce moment activé, il émet des signaux qui permettent de vous géolocaliser, soit de manière encore plus classique et conventionnelle via vos opérateurs de téléphonie mobile. Donc ça c’est le premier moyen on va dire, d’avoir accès à cette donnée, il y a deux types de données qui sont plus conventionnelles qui sont des données manuscrites, donc ça va être des données type PLU, des plans d’urbanisme en fait donc chaque collectivité est dans l’obligation de manière régulière de produire un PLU et ce qu’on essaye de faire de plus en plus c’est cette information manuscrite de la digitaliser, première étape, deuxième étape d’en extraire de l’information via du computer vision, du NLP, etc. Ca c’est ce qu’on appelle le Big Data, c’est ce qui aujourd’hui fonctionnait de manière très bien et conventionnelle. On a aujourd’hui une autre forme de données qui commence à arriver qui est le small data, la petite donnée, c’est ce qui va être entre 100 et 10000 données. Et en fait on commence à l’échelle computationnelle et algorithmique à regarder ces informations, ces données qui avant n’avaient pas de valeur, ça n’avait pas de valeur parce que votre algorithme de machine learning ne pouvait pas s’entraîner à partir de ça, parce que il y a une nouvelle façon de faire de l’IA, c’est ce qu’on appelle le Data centric AI, ça nous vient de Andrew Ng qui est l’un des pères de l’intelligence artificielle et ce que nous dit Andrew Ng avec le Data centric AI c’est travaillons mieux nos données, parce que ce dont on se rend compte c’est qu’en travaillant mieux nos données, on peut en utiliser 100 fois, 1000 fois, 10000 fois moins et ça c’est extrêmement puissant parce que ça vous dit que si vous avez besoin de moins de données vous avez potentiellement une IA qui est frugale, certains chercheurs se sont rendus compte qu’ils pouvaient réduire de 92 % la consommation énergétique des data centers en faisant des data centric AI et c’est aussi important et intéressant parce qu’en fait ça offre la voie à d’autres usages, c’est à dire que si vous avez besoin de moins de données, des entreprises de plus petites tailles ou des secteurs d’activité qui by design n’avaient pas beaucoup de données, vont pouvoir s’emparer de ce nouvel outil. 

 

L’IA urbaine ne manque-t-elle pas cruellement de jeux de données ? 

En fait tu as entièrement raison, aujourd’hui l’un des domaines où il y a le plus de maturité ça va vraiment être le computer vision, c’est là où on est très fort, ce qui peut être intéressant pour pleins de raisons mais en tout cas là où on est très fort aujourd’hui c’est sur le computeur vision. Pourquoi on est moins fort sur l’extraction d’information et de valeur à partir de données manuscrites, tout simplement parce que nos algorithmes qui ont vocation comme des algorithmes de NLP, qui ont vocation à extraire de la compréhension à partir de cette donnée brute n’en sont pas capables et ils n’en sont pas capables parce qu’en fait on se rend compte que le langage c’est un système qui est extrêmement complexe, qu’on ne peut pas appréhender aussi simplement qu’on l’aimerait en faisant de la traduction ou en travaillant à partir d’un corpus de textes et donc c’est exactement ce que tu dis, on va être capable, ce qui est coûteux mais pas compliqué techniquement de digitaliser des informations manuscrites, ce qui est une première étape, une première couche, ce qu’on n’est pas encore capable de faire c’est de travailler sur cette compréhension du texte qui pour des entreprises comme la tienne et même beaucoup d’autres apporterait un gisement de valeur, de données énormes et ça c’est l’un des problèmes contemporains de la prochaine décennie, d’essayer de casser cette clé de voûte et vous avez des chercheurs qui vont penser que c’est ce qui va débloquer une IA générale et vous avez d’autres chercheurs qui vont vous dire en fait là on a besoin de faire de nouveaux types d’IA, on ne peut pas y arriver conventionnellement avec l’entraînement massif sur de l’existant, il faut penser différemment. 

Sur les sujets plus techniques, souvent on associe le côté technologique à un objectif de réplicabilité, pourquoi est-ce qu’on développe des algorithmes aussi performants si ce n’est pour la perspective de les utiliser plusieurs fois, est-ce que ça, ça s’applique bien avec les contraintes de localisme, de spécificités locales qu’on a abordées tout à l’heure ? 

Alors c’est en effet une forme de contrainte qui nous vient principalement du monde financier, c’est à dire que dans une logique de business model, dans une logique de levée de fonds, on va vous demander d’avoir un business qui est scalable, qui est réplicable et donc c’est sur cette modalité là que de manière très logique les entreprises qui voulaient disrupter la ville et la technologie urbaine ont aligné leur développement informatique. On s’est rendu compte qu’il y avait quand même pas mal de problématiques, c’est-à-dire que quand vous avez le même opérateur de mobilité type uber qui fonctionne exactement partout ou Google Maps qui vous donne exactement les mêmes informations ou la même cartographie partout, vous prenez pas en compte ces spécificités culturelles et donc aujourd’hui il y a un mouvement très fort, un contre mouvement qui arrive, qui est celui qu’on appelle parfois le localism, qui prend aussi racine dans des formes d’intelligence situationnelles, on va dire quand vous êtes dans une ville, dans un territoire ce qui la caractérise c’est vraiment sa spécificité. Vous avez une forme de microcosme, ça a été conceptualisé par énormément de chercheurs, de manière très belle, poétique, scientifique aussi et donc ce qui est intéressant c’est qu’en fait on a l’impression que là on a une ville, on a une réalité matérielle qui s’oppose à un certain business model et qui refuse de se faire disrupter de cette façon là et donc ce que ça nous dit c’est peut-être que les technologies urbaines doivent être développées sur d’autres modalités financières que celles de la scalabilité. Donc là on voit aussi qu’en fait toutes ces questions d’AI urbaines, elles amènent derrière des enjeux d’innovation financière et capitalistiques. 

 

Comment vois-tu le développement de la Smart City et l’évolution de l’IA dans les villes ? 

Alors c’est une question qui est très complexe, très intéressante et en fait c’est marrant parce qu’on essaye en ce moment d’y répondre avec Cornell Tech, Cornell Tech c’est un hub de recherche situé à New York qui réunit pas mal d’unités de recherche et ensemble on a fait un partenariat pour créer un projet qui s’appelle The Future of Urban AI. The Future of Urban AI ça s’inspire de l’un de leurs projets qui s’appelle The Future of Urban Tech, The Future of Urban Tech c’est en fait un graphe qui explore différents futurs possibles de la technologie urbaine et pourquoi ça fonctionne de la façon d’un graphe parce qu’en fait en prospective souvent on va vous dire deux choses, la première c’est que dans le futur il y a des ramifications, il y a un ensemble de possibilités et vous savez jamais laquelle va surgir et la deuxième, on pourrait dire qui contredit la première, c’est que vous ne pouvez pas prédire le futur, c’est ce que vous disent des chercheurs comme Michael Batty, la seule manière de prédire le futur c’est de le construire. Et donc partant de ce principe là, ils se sont dit on va faire un graphe pour essayer d’identifier plusieurs futurs possibles, nous on s’est inséré dans cette logique là et sur le micro sujet de l’intelligence artificielle on a quand même observé des tendances fortes. Parmi ces tendances fortes vraiment qui commencent à émerger, c’est la prise en compte du vivant et de la biodiversité urbaine c’est-à-dire comment vous utilisez l’IA au service de la protection de la biodiversité urbaine et pour diminuer vos émissions de CO2. Ca on comprend de manière très conjoncturelle et de manière très systémique cette nécessité. Ce qu’on observe aussi et c’est en fait là où vous voyez dans votre arborescence des lignes qui divergent et c’est ce dont on parlait tout à l’heure c’est le fait qu’on a des futurs qui ne se rencontrent pas. Parmi ces futurs qui ne se rencontrent pas, il y a cette logique top down, presque à la chinoise et il y a cette autre logique bottom up, décentralisée et donc ça revient d’ailleurs de manière géopolitique à ce que disait Alice Ekman dont on parlait tout à l’heure en parlant de découplage urbain et donc ce que ça nous dit c’est qu’en fait de manière territorialisée, on va avoir dans le monde différents futurs, différentes possibilités qui vont fleurir. Ce qui est aussi une bonne chose je trouve parce que ce qu’on a souvent reproché à un certain moment, c’est une homogénéisation de nos usages, de nos cultures, de nos technologies et là on voit de nouveau une forme de différenciation. Et pourquoi c’est une bonne chose, parce que ça peut vouloir dire potentiellement qu’on redonne aux individus la possibilité de s’approprier une donnée en fonction de leur propre spécificité. 

Ça c’est les futurs possibles, si maintenant on parle du futur souhaitable, celui qui est à la fois possible et qui correspond à un idole que toi tu aimerais qui arrive, c’est quoi ta vision souhaitable de l’avenir des intelligences artificielle urbaine ?

Alors nous le futur qu’on essaye de construire du coup, donc avec Urban AI c’est celui qu’on appelle cette urbanisation de l’IA, c’est à dire mettre l’IA au service des territoires, au service des individus. Fin des années du 20e siècle, vous avez une constellation de penseurs type Lewis Mumford, Schumacher, qui vont s’intéresser au phénomène de la technologie, qu’est-ce que c’est qu’une technologie. Et ces personnes vont commencé à se demander, est-ce que les technologies de manière intrinsèque n’ont pas des qualités politiques, ce qui peut nous sembler contradictoire et paradoxal, nous on a envie de dire non c’est l’usage qu’on en fait. Sauf que ces personnes là, Lewis Mumford, etc, vont se dire ce dont on se rend compte en fait historiquement, c’est que des technologies par architecture induisent certains comportements politiques. Et donc ils vont catégoriser deux types de technologie pour faire simple, des technologies qu’ils appellent autoritaires, c’est ce que plus récemment un anthropologue qui nous a récemment quitté qui s’appelle David Graeber appelait des technologies bureaucratiques et en fait ce sont des technologies qui sont centralisatrices, qui vont absorber les masses. C’est intéressant parce qu’en remontant à l’Egypte Antique, les systèmes d’esclavage pour construire des pyramides, ce qu’explique Lewis Mumford c’est que ce sont des machines et ce sont des machines autoritaires et vous avez d’autres types de technologie qu’il va appeler des technologies démocratiques et de manière très esthétique David Graeber lui appelle ça des technologies poétiques, ce sont des technologies qui par leur composition même, par leur architecture induisent et facilitent nos libertés. Et tout ce dont on a parlé, tout ce qu’on a un peu semé pendant cette conversation, on voit que ça peut fleurir, que ça peut aboutir vers cette forme de technologie démocratique pour lequel on se bat. Exemple très concret la small data. Le big data on a souvent dit c’est centralisateur, vous en êtes dépossédés, vous êtes un maillon dans un rouage et ça semble on pourrait dire que ça semble à bien des égards, aller vers cette tendance de technologie autoritaire. On voit que le small data, si vous avez besoin que d’un tout petit peu de données vous avez plus d’agency, vous en tant qu’individu, communauté vous pouvez faire l’intelligence artificielle. Le contrat social cette idée c’est pareil. Les interfaces sensibles, d’ailleurs je vous parlais de politique de la donnée, on met cette technologie au service du citoyen et donc vraiment l’idéal moi pour lequel je me bats auquel on croit avec Urban AI c’est la technologie au service la liberté et de l’autonomie des individus. 

 

Comment oppose-t-on une future Smart City avec une ville déjà existante ? 

Ce qui est très intéressant sur ce sujet, il faut peut-être avoir d’abord deux éléments de contexte en tête, d’un point de vue architectural en fait vous avez à partir du milieu du 20e siècle, des architectes comme Le Corbusier qui vont avoir un fantasme de ce qu’ils appellent la table rase et ça c’est manifesté avec la Charte d’Athènes, on veut faire une nouvelle architecture, on veut faire une nouvelle ville et donc on veut partir de zéro, avec cet idéal de se dire si on part de zéro, on s’auto conditionne, on construit notre futur. En transposant cette logique dans la Smart City qui a beaucoup séduit notamment en Asie, on s’est rendu compte que ça ne fonctionnait pas. Ça ne fonctionne pas avec des acteurs comme Songdo, des villes comme Songdo parce qu’elles n’arrivent pas à attirer les citoyens. Et-ce que ça nous dit c’est qu’en fait une ville, c’est un système qui est complexe qui fonctionne sur un patrimoine et de l’existant et ce qui fait que vous allez aller dans une ville c’est certes le capital financier, économique mais c’est aussi son histoire, sa sociabilité, ce que ça vous dit vous-même et inversement ce qui va attirer des capitaux c’est eux-mêmes les patrimoines de cette ville donc vous voyez déjà on comprend pour des raisons qui ne sont pas forcément technologiques mais plutôt urbaines et socio-économiques, que cette ville qui part de zéro ça va demander énormément de temps, d’énergie et d’expertise pour la mettre en place. La deuxième raison qui est plus franco-française mais qui en fait est quand même une logique un peu plus mondiale, c’est qu’on se rend compte qu’il faudrait peut-être essayer d’arrêter de plus construire, d’étendre nos territoires, nos villes, en France c’est ce qu’on appelle zéro artificialisation, il y a une urgence climatique et face à cette urgence climatique peut-être qu’il faudrait essayer de faire mieux avec moins et avec l’existant plutôt que d’être dans une course à la construction. Donc vous avez un peu ces deux phénomènes très conjoncturels mais en même temps majeurs qui est celui du climat et de l’extinction de la biodiversité et beaucoup d’autres problèmes systémiques et cet autre problème un peu plus structurel qui nous montre que finalement il y a peut-être de la valeur ajoutée, du sens et une forme d’efficacité à partir de l’existant. Et là où ça devient en effet très compliqué, c’est ce qu’on voyait tout à l’heure, c’est que quand on a un existant ça veut aussi dire que ça conditionne un certain présent et une trajectoire future, d’où la nécessité d’essayer de prendre en compte toutes ces caractéristiques via du diagnostic urbain, via des études territoriales, via des contrats sociaux donc la chose que ça nous dit mais qui est plutôt intéressante c’est que avant d’essayer de construire ce futur, il faut s’intéresser à ce passé. 

 

Une précision que tu voudrais apporter avant de conclure ? 

C’est marrant parce que quand j’ai fait mon tour du monde, j’avais rencontré au total 130 personnes et à chaque fois je leur posais la même question, à quoi ressemble votre vie idéale parce que vraiment ça m’intéressait et même d’un point de vue personnel. Et beaucoup me répondaient, ce que je ne comprenais pas au début, moi je n’ai pas de vie idéale. Alors j’avais deux types de réponses, la première c’est je n’ai pas de vie idéale et en général c’était plutôt des académiciens puisque ce que vous disaient ces personnes c’est que d’avoir une vie idéale, c’est d’imposer une forme de normativité et c’est presque anti urbain parce que c’est ce qu’on voyait, l’urbain c’est complexe, incomplet, évoluant, surprenant et j’avoue que je les rejoins assez sur ce sujet de dire que moi ça me va d’avoir quand même une vision non définie mais plutôt quelques orientations. Et vous avez d’autres personnes et je trouve ça aussi quand même très beau, très poétique, qui partageaient des villes avec lesquelles ils ont une relation intime et donc ils allaient me dire par exemple c’est Amsterdam, c’est New York, c’est Paris mais en fait à chaque fois c’était pas pour des raisons économiques ou technologiques c’est parce que dans cette ville, il y avait un vécu, il y avait une habitabilité et finalement ça rejoint ce qu’on disait tout à l’heure en disant que les plus belles villes, la meilleure manière d’habiter le monde c’est encore et toujours de s’inscrire dans ce qu’ont fait nos prédécesseurs et les générations passées. 

 

Pour approfondir ses connaissances en Data & IA, un livre, un article, une vidéo, un site à nous recommander ? 

Alors un livre qui est vraiment génial, qui en plus a été écrit par un philosophe français ça s’appelle Durer de Pierre Caye et ce que dit en fait Pierre Caye dans Durer c’est qu’on a un système productif, on le sait qui ne fonctionne pas, qui est destructeur et à partir de là Pierre Caye plutôt que de proposer une révolution totale, ce qui souvent quand même peut paraître idéaliste, va avoir une vision à la fois pragmatique et en même temps un peu idéaliste en disant ok on a cette existant, on a ce système capitaliste qui grosso modo repose un peu sur trois facteurs : le capital, le travail et la technologie, comment est-ce qu’on reconvertit, comment est-ce qu’on transforme légalement, technologiquement, économiquement ces trois facteurs. Et c’est ça que propose Pierre Caye dans ce livre, rapidement sans vous spoiler parce que je trouve ça génial, il vous dit plutôt que d’avoir des capitaux et de fonctionner dans une logique de flux, il faudrait avoir des patrimoines et en fait ça oblige derrière une construction comptable même de l’entreprise et juridique de la société totalement différente puisque vous valorisez vos stocks donc encore une fois ça revient sur ce qu’on disait tout à l’heure sur l’existant, plutôt que d’avoir de la technologie, Pierre Caye avec son background, son histoire, propose de parler d’architecture en disant que la technique doit nous aider à habiter le monde. Et donc c’est ça que fait l’architecture, elle dilate le temps et l’espace, elle nous permet de trouver une forme de niche dans laquelle on se sent bien et plutôt que d’avoir le travail et ce que je trouve très beau, très poétique qui parle de maintenance, en disant qu’on gagnerait tous à prendre plus soin des choses et du vivant. 

Hubert, merci beaucoup. 

Merci à toi Caroline. 

J’espère que cet épisode vous a plu, on se retrouve très bientôt pour un nouvel épisode de The Bridge.

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